Suite à la publication des données sur l’immigration pour l’année 2020 par le ministère de l’Intérieur le 21 janvier 2021, Désinfox-Migrations a organisé un point presse visant à décrypter ces données afin d’éviter des erreurs de lecture et prévenir les infox dans leur utilisation.
Quatre chercheur.ses et expert.es ont été invité.es pour répondre aux questions de l’équipe de Désinfox-Migrations et de plusieurs journalistes convié·es au point presse en ligne.
Ce qu’il faut retenir en 4 points.
1. Quelles sont les tendances clés ? par Juliette Dupont
Toutes les données relatives à l’immigration sont à la baisse, avec des variations :
- Titres de séjours : – 20 % de délivrance des titres de séjour en 2020 par rapport à 2019 sur le territoire français avec un recul particulièrement important de la délivrance de titres pour des motifs économiques ;
- Visas : – 80 % de délivrance de visas, soit à peine 700 000 visas délivrés en 2020 contre 3,5 millions en 2019. Il faut rappeler que près des ¾ des visas habituellement délivrés sont des visas touristiques. La Chine à elle seule comptabilisait entre 700 000 et 800 000 visas touristiques par an, un chiffre en hausse constante depuis cinq ans : seuls 70 000 visas ont été délivrés à des ressortissants chinois en 2020.
- Demandes d’asile : – 41 % de premières demandes d’asile en 2020 par rapport à 2019. La tendance est très similaire dans les pays voisins qui ont déjà publiés des statistiques, comme la Belgique qui observe une baisse de la demande d’asile dans des proportions identiques à la France.
- Mesures d’éloignement (refoulements à la frontière, expulsions) : – 50 % par rapport à 2019.
Il est important de mettre les statistiques des demandes (de titres, de visas, d’asile) en parallèle avec les statistiques de refus : baisse du taux de protection de l’OFPRA de 23 % à 20 % et hausse de 16 % à 19 % de refus de délivrance des visas (tendance à la hausse depuis plusieurs années).
Précision enfin que ces données 2020 sont provisoires et seront affinées et consolidées dans les prochains mois. Une publication mi-2021 devrait venir préciser ces données.
2. Ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas (encore) des facteurs expliquant cette baisse. par Juliette Dupont et Catherine Wihtol de Wenden
En 2020, le covid-19 a eu deux conséquences majeures sur le séjour et l’admission des personnes étrangères en France :
- La limitation voire l’interdiction des déplacements hors des frontières nationales résultant de l’introduction de contrôles sanitaires importants, des confinements voire de la fermeture des frontières et de certains espaces et lignes aériennes.
- Le fort ralentissement de l‘accueil du public et du traitement des demandes dans les préfectures (pour les titres de séjour et les demandes d’asile), les consulats français à l’étranger (pour les demandes de visas) et les consulats étrangers en France (pour la délivrance de laissez-passer consulaires permettant l’éloignement du territoire français).
Si la crise sanitaire a eu un impact fort sur les flux migratoires en 2020, on ne mesure pas encore les effets de long terme sur les facteurs de mobilité. Ces derniers sont souvent l’objet d’idées reçues.
Catherine Wihtol de Wenden rappelle que le manque d’espoir et la perception du danger dans le pays d’origine sont les facteurs déterminants dans le choix du départ plutôt que la pauvreté. Ce ne sont jamais les plus pauvres qui migrent car il faut avoir des ressources financières pour entreprendre un projet migratoire. Il faut aussi avoir un capital social, des connaissances, des réseaux dans le pays de destination. L’accès à l’information et aux médias et réseaux sociaux contribuent aussi à l’imaginaire migratoire. Enfin rappelons que plus les frontières sont fermées, plus l’économie du passage de ces frontières se développe.Catherine Wihtol de Wenden, panéliste, spécialiste des phénomènes migratoires éclaire sur les les tendances de ces données du Ministère
3. Quels sont les points de vigilance dans la lecture des données produites par le ministère de l’Intérieur ? par Gérard Bouvier et Laurent Delbos
Deux faits majeurs sont à prendre en considération pour comprendre les données publiées par le ministère de l’Intérieur :
- Elles ne s’intéressent qu’aux ressortissantes et ressortissants de pays tiers à l’UE.
- Les délais d’instructions peuvent être très longs, ce qui induit des écarts importants entre la situation réelle et la situation administrative des personnes concernées.
Sur les titres de séjour
Les données publiées le 21 janvier 2021 reflètent essentiellement le bilan d’activité de la direction générale des étrangers en France (DGEF) du ministère de l’Intérieur et ne représentent pas les flux migratoires « immigration » vers la France, ni même ces flux limités aux origines extra-européennes.
La délivrance de « premiers titres » est trop souvent présentée comme la mesure de l’immigration, or :
- Les titres de séjour ne concernent qu’une partie des flux migratoires. En effet, les tableaux mis à disposition par Eurostat donnent le détail de l’immigration par grands groupes de nationalités : immigration de nationaux (Français), immigration de ressortissants communautaires (UE), immigration de ressortissants de pays tiers. Seule cette dernière catégorie est prise en considération dans les données relatives aux titres de séjour de la DGEF, représentant ainsi entre la moitié et les deux tiers de l’immigration totale.
- Les titres étudiants (hors définition de la migration) sont pris en compte. Or, tandis qu’en ordre de grandeur, la délivrance de titres « étudiants » représente le tiers de la délivrance totale, les étudiantes et étudiants, pour un tiers, ne détiennent plus de titre l’année d’après, et seuls un tiers s’installent durablement (obtenant un titre économique ou familial après quelques années).
- Les titres sont accordés à des personnes entrées physiquement en France non dans l’année de référence, mais de 0 à 10 ans auparavant. L’effet de la crise sanitaire se propagera donc encore 2 ou 3 ans dans les données de délivrance de titres. Cet enjeu de temporalité justifie également de ne pas ajouter le nombre de demandes d’asile et les titres. Le « réfugié » de l’an 2020 est très probablement un demandeur d’asile de l’année 2018 : on le compte deux fois si l’on considère que le flux migratoire est la somme de la demande d’asile et de la délivrance de titre. D’autres situations moins fréquentes et plus complexes peuvent conduire à d’autres doubles comptes.
Il y a parfois incompréhension, voire suspicion d’erreurs lorsque l’on confronte les données de l’Insee et, par exemple, celles du ministère de l’Intérieur. En effet, l’Insee publie une estimation du nombre d’immigrés résidant en France (6,5 millions en 2018), ce nombre augmente de 100 à 150 000 par an. L’Insee publie aussi un « solde migratoire », de l’ordre de 50 à 100 000. L’explication de ces divergences tient simplement à la prise en compte de l’émigration. Voir l’article publié par Désinfox-Migrations décryptant le solde migratoire français.
Sur les statistiques de l’asile
- Distinguer les données Préfecture et OFPRA :
- La principale différence entre les données Préfecture et les données OFPRA est que lorsqu’elles se présentent au guichet unique pour demandeur d’asile, les personnes peuvent pour certaines être placées sous procédure Dublin. Dans ce cas elles ne rentrent pas dans les statistiques OFPRA, sauf si leur demande est requalifiée, mais ça ne se produit toujours pas la même année (en 2020, 24 970 placements sous procédure Dublin au cours de l’année dont 7 519 requalifiée cette même année).
- L’autre différence majeure est que les personnes réinstallées depuis d’autres pays (1200 réinstallations vers la France en 2020) ne sont pas comptabilisées dans les statistiques Préfecture mais uniquement OFPRA. Idem pour les personnes qui demandent l’asile en centre de rétention (un millier chaque année environ).
C’est important de bien faire cette distinction pour faire des comparaisons d’une année sur l’autre, d’autant qu’avant 2015, il n’y avait pas de système d’information en Préfecture pour faire permettre cette remontée de données. Pour des comparaisons au-delà de cinq ans, il faut donc uniquement comparer les données OFPRA entre elles.
- Savoir si l’on parle de l’ensemble des demandeurs d’asile ou seulement des adultes. Cette distinction est importante car lorsqu’on parle uniquement des demandeurs adultes c’est qu’on s’intéresse au nombre de dossiers d’asile. Les mineurs accompagnants font en effet parti du même dossier d’asile que leurs parents. Le nombre de dossiers vise à mesurer la charge de travail de l’OFPRA et pas le volume de la demande d’asile. Pour savoir quel est le nombre global de demandeurs d’asile il faut bien prendre en compte les mineurs accompagnants. De même, il s’agit de distinguer s’il est question de « premières » demandes d’asile ou de réexamens, ces derniers étant comptabilisés dans les premières demandes, souvent sur des années antérieures.
- Il est aussi important de distinguer les données à l’instant T (on parle parfois de « stock ») et les données sur une période donnée (de « flux »). Dans les données diffusées par le ministère de l’Intérieur, une confusion est souvent faite : le nombre de demandes concerne l’ensemble de l’année mais pour le détail par procédures il s’agit de l’état des demandes au 31 décembre 2020. Cette distinction a un impact fort sur les demandes d’asile placées sous Dublin : il y eu 24 970 demandes placées sous procédure Dublin sur l’année 2020, tandis qu’au 31 décembre 2020 il n’y en avait plus que 17 451 (car une partie a été requalifiée en cours d’année). Sur l’ensemble des demandeurs d’asile il y en a eu 31 % de demandeurs placés sous procédure Dublin (si on comptabilise les 24 970 placements au moment de l’enregistrement en préfecture) et non pas 21 % (part des procédures Dublin à la fin de l’année).
- Un autre point de vigilance dans la lecture des statistiques sur l’asile est la confusion souvent faite entre les décisions de protection et les personnes protégées : une même décision peut couvrir plusieurs personnes. Cette confusion a été faite par le ministère dans son communiqué de presse qui indique que « le nombre de personnes s’étant vu octroyer en France une protection s’élève à 24 118 en 2020 après 36 275 » en 2019. En réalité, en 2020, les 24 000 décisions rendues ont permis de protéger « plus de 33 000 personnes » en 2020 d’après l’actualité publiée par l’OFPRA. En 2019, les 36 275 décisions avaient permis de protéger 45 988 personnes (donnée figurant dans le rapport d’activité de l’OFPRA).
- Enfin, sur les statistiques sur les conditions d’accueil : les statistiques OFII sont à la fois très tardives (parution en octobre 2020 des statistiques 2019) et incomplètes (les statistiques mensuelles publiées par l’OFII sur son compte Twitter ne sont pas complètes). L’OFII ne comptabilise pas toutes les places d’hébergement et les données dans ce domaine différent de 20 % entre l’OFII et le ministère de l’Intérieur, son ministère de tutelle. L’OFII a été interrogé sur la méthodologie utilisée et a indiqué ne pas comptabiliser les places « non stables » (hôtel et CAES) alors que celles-ci font pourtant partie du dispositif national d’accueil et sont comptabilisées par le ministère de l’Intérieur. Par ailleurs, il est fait état mensuellement du nombre de bénéficiaires de l’allocation pour demandeurs d’asile mais il serait intéressant de connaître le nombre de demandeurs ne touchant pas l’allocation (car situation de refus, retrait ou suspension) afin de savoir mensuellement combien de demandeurs d’asile au total sont en cours de procédure en France.
4. Mettre en perspective les données françaises. par Laurent Delbos et Catherine Wihtol de Wenden
À l’échelle européenne
Bien qu’on ne dispose pas encore des statistiques européennes sur la migration et l’asile pour 2020 pour pouvoir affiner la comparaison, la mise en perspective avec les évolutions de tendance à l’échelle européenne est essentielle.
Sur l’asile, les comparaisons européennes sont faussées car la France ne transmet pas les bonnes données à Eurostat. Jusqu’à 2019, la France transmettait des données OFPRA et non pas des données préfecture, c’est-à-dire ne prenant pas en compte les demandeurs d’asile placés sous procédure Dublin. Les données disponibles ne nous permettent pas de dire à ce stade si cela a été rectifié par la France lors du partage des données de 2020 à Eurostat.
Par ailleurs, il faut être prudent en matière de comparaison sur les décisions car les situations (notamment au regard des principales nationalités des demandeurs) sont parfois très différentes selon les États et les décisions de protection ne sont pas toutes de même nature, avec notamment plusieurs Etats importants qui délivrent des titres de séjour humanitaires au terme de la procédure d’asile, en plus des statuts de réfugié et bénéfice de la protection subsidiaire.
À l’échelle internationale
Les statistiques internationales publiées à dans le rapport annuel des Nations unies (UNDESA) permettent de déconstruire plusieurs idées reçues. Par exemple, les personnes migrantes se déplacent majoritairement à l’échelle régionale beaucoup plus que transcontinentale. Cependant, plusieurs points de vigilance sont également à observer dans l’interprétation de ces statistiques :
- Contrairement aux données nationales, les données internationales prennent en compte les « migrants » (c’est-à-dire les personnes qui ont quitté leur pays pour s’établir, pour une durée d’au moins un an, dans un autre pays, quelle qu’en soit la raison), plutôt que la catégorie juridique des « étrangers » (c’est-à-dire les personnes qui n’ont pas la nationalité du pays donné, mais qui peuvent y être nées et donc ne pas être immigrées).
- Les pays ne mesurent pas l’immigration de la même manière : les pays d’arrivés ont tendance à compter (à tort on l’a vu précédemment) les titres de séjours en cours de validité (ne prend pas en compte les personnes en situation irrégulière) tandis que les pays de départ comptent souvent le nombre de passeports délivrés et renouvelés (alors que les personnes ne migrent pas nécessairement ou de manière ponctuelle, les données sont donc très élevées).
- Les chiffres sur l’Europe donnés par l’UNDESA incluent la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, qui sont des pays de forte mobilité, en particulier la Russie qui est le quatrième pays destination à l’échelle mondial ; ce qui donne un chiffre global très élevé (82,3 millions de migrants en Europe en 2019), comparé parfois à tord à la migration vers l’Union européenne.
Dans la perspective des prochaines élections présidentielles, une vigilance renforcée des citoyens vis-à-vis de l’utilisation politique des chiffres de l’immigration est nécessaire.
Un grand merci pour leurs contributions à ce décryptage à Gérard Bouvier, administrateur de l’Insee, statisticien spécialiste des statistiques migratoires ; Laurent Delbos, chef du plaidoyer pour l’association Forum réfugiés-Cosi, juriste expert des politiques d’asile française et européenne ; Juliette Dupont, doctorante en sciences politiques au Centre de Recherches et Etudes Internationales à l’Université de Montréal ; et Catherine Wihtol de Wenden, Politiste, spécialiste des migrations internationales et directrice de recherche au CNRS (CERI-Sciences Po).