Le contrôle des migrations et celui des frontières représentent par nature un défi pour les États, dont l’expression de la souveraineté repose notamment sur ces deux missions régaliennes. Ainsi, la critique de l’action des gouvernements dans le champ migratoire passe souvent par la dénonciation, par les figures d’opposition nationalistes et populistes, des “frontières passoires”. Des propos simplistes qui contribuent à la désinformation des opinions publiques.
Par Damien Simonneau, Maître de conférence, Inalco
Dénoncer l’absence de contrôle des migrations pour mieux légitimer la militarisation des frontières
Aux États-Unis, le discours de la « frontière passoire » est associé à la construction de « murs » à la frontière mexicaine. En Europe, il accompagne des actions spectaculaires menées par des mouvements d’extrême-droite, comme celles menées par Générations Identitaires à la frontière franco-italienne en avril 2018. Il est aussi parfois tenu par des professionnels de la sécurité pour défendre leurs activités et le développement d’un marché du contrôle, et des élus populistes ou plus modérés faisant du contrôle de la migration un point central de leur agenda électoraliste.
Depuis 2015 et l’arrivée de près d’un million de personnes sur les côtes grecques et à travers les Balkans, ce discours sur les « frontières passoires de l’Europe » nourrit ainsi la critique des dysfonctionnements du système européen d’asile et d’immigration et de contrôle des frontières extérieures de l’Union Européenne. Il omet que ce système repose surtout sur des décisions inter-gouvernementales (Balleix 2013) et qu’en pratique les États membres réintroduisent des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen comme la France l’a fait après les attentats de 2015 ou aujourd’hui avec la pandémie.
Dans tous les cas, est dénoncée une absence de contrôle des migrations pour mieux légitimer des mesures de surveillance et de militarisation des frontières. Fétichiser ainsi l’enjeu migratoire à la frontière et à sa traversée clandestine nuit à la compréhension des dispositifs frontaliers contemporains et de l’évolution des migrations internationales. En effet, les frontières font depuis trente ans l’objet de beaucoup d’attention politique et de budgets dédiés à leur sécurisation, sans que le discours de la « passoire » ne disparaisse des agendas politiques, ni que les migrations ne s’évaporent.
Et si la gestion des migrations par le contrôle et la surenchère sécuritaire était une impasse politique et en totale déconnexion avec les facteurs de migration ?
Un discours qui contient la peur de “l’invasion” et véhicule de nombreux stéréotypes
Tout d’abord, ce discours implique une conceptualisation particulière des frontières, comme enveloppe territoriale des États, qu’il s’agirait d’ouvrir ou de fermer au gré des circonstances. Or, un tel discours témoigne avant tout d’une panique au sujet de la migration et du rapport à l’étranger. Il contient la peur d’une « invasion » et s’inscrit dans une mise en scène du contrôle étatique des frontières face à de potentiels « envahisseurs », dans un amalgame entre des migrants jugés « illégaux », de potentiels terroristes, des contrebandiers de drogues, des trafiquants d’êtres humains, etc.
La figure ennemie souvent agitée est celle du « passeur » qui facilite la traversée et en tire un bénéfice. Il convient de complexifier cette figure et à ne pas réduire la relation entre « passeurs » et « passés » sous le signe de la binarité prédateur/victime. Bien que des formes de violences et de trafics existent lors des traversées de frontières, cette relation est aussi faite de coopérations, d’interactions mutuellement bénéfiques et d’ancrage dans des réseaux sociaux et familiaux communs (Zhang S. et al. 2018).
Au-delà de leur dimension spatiale et leur fonction d’obstacle, les frontières sont des processus sociaux et politiques faits d’articulation âprement négociée entre contrôle (sanitaire, migratoire, douanier) et facilitation de certaines circulations (de biens, de main d’œuvre, de capitaux, de données).
Des moyens croissants alloués aux contrôles des frontières européennes
Ensuite, ce discours ne permet pas de mesurer les capacités de contrôle aujourd’hui déployées aux frontières. En Europe depuis trente ans, des milliards d’euros ont été alloués au contrôle frontalier.
La Commission européenne mobilise des fonds importants comme le Fond Asile, Migration et Intégration (AMIF), soit près de trois milliards d’euros ces sept dernières années pour aider notamment les pays sud de l’Europe à gérer les arrivées et la plupart des États membres à organiser des retours. Elle équipe également les garde-frontières et les polices nationales via le fond pour la sécurité intérieure (FSI) dont le volet « frontières extérieures et visa » atteint 2,7 milliards d’euros sur la période 2014-2020.
De plus, l’agence Frontex, transformée en 2016 en agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes est en pleine expansion avec l’objectif de constituer un corps permanent de 10 000 agents en 2027 et de disposer de son propre équipement pour un budget de 2,2 milliards d’euros sur la période 2021-2027. Bien qu’aujourd’hui dépendante des contributions des États membres, Frontex a déjà mené des opérations de surveillance en mer Adriatique et Égée en 2014, et porté assistance à des États comme la Grèce en mars 2020. Son fonctionnement est toutefois entaché d’accusations de violences et de violations des droits, notamment du droit d’asile. Parallèlement, d’autres opérations militaires comme EUNAVFOR Med constituée en mai 2015 ont patrouillé la Méditerranée centrale pour mettre fin à l’arrivée d’embarcations.
Le contrôle frontalier européen passe de plus en plus par le développement de bases de données informatiques (VIS, SIS, Eurodac, Entry-Exit System, PNR) enregistrant les données biométriques et de voyage, mais aussi les refus d’entrée des ressortissants non européens. On s’achemine également vers l’élaboration d’un ESTA à l’européenne, sous le nom d’ETIAS (EU Travel Information and Autorisation System) qui permettra fin 2022 de pré-autoriser avant le départ, la venue dans l’espace Schengen.
Enfin, la militarisation de la frontière sud de l’UE est continue. Elle passe par la constitution en Grèce et en Italie de hotspots, soit des centres de tri des personnes arrivées pour évaluer leur éligibilité à l’asile, mais aussi par des accords avec des pays tiers. C’est le cas de la Turquie qui depuis 2016 garde et reprend les demandeurs d’asile déboutés ayant atteint la Grèce. Cet exemple d’accord politique a contribué à engluer la situation à la frontière gréco-turque et à en faire une zone grise du respect de l’UE des droits fondamentaux des étrangers, sans faire disparaître les arrivées.
Des politiques déconnectées de la réalités des migrations internationales
Les décisions de renforcement des mécanismes de contrôle aux frontières demeurent déconnectées de la réalité des migrations internationales. Dans le cas des politiques migratoires états-uniennes, Douglas Massey (2020) parle de « mismatch ». La militarisation de la frontière sud des États-Unis depuis les années 1970 a mis fin à des migrations circulaires avec le Mexique tout en contribuant à installer une population immigrée de presque 11 millions de personnes sans autorisation sur le territoire états-unien. En Europe, le phénomène dit de « clandestinité » a émergé à partir de l’arrêt des programmes de travailleurs invités dans les années 1970.
Ces politiques, focalisées sur la frontière et sur sa porosité, peinent ainsi à intégrer les facteurs migratoires familiaux, politiques, économiques et démographiques, et de plus en plus environnementaux, tant dans les pays de départ que d’arrivée. L’attention est surtout portée à des indicateurs de « succès » du contrôle (nombres d’arrestations, d’interceptions en mer, de saisies de drogues, etc.) dont les variations reflètent davantage les pratiques des agences de contrôle que l’évolution des migrations.
Force est de constater que les migrations s’adaptent, contournent ou subvertissent les blindages frontaliers. En Europe, la focalisation sur le contrôle frontalier se poursuit sans que soient examinés les processus de mobilité, notamment africains. A titre d’exemple, des travaux récents estiment que les migrations ouest-africaines restent faibles par rapport à la population totale (2,9%) et se déroulent sur le continent (pour les trois-quarts) vers le Nigéria, la Côte d’Ivoire, le Gabon ou l’Afrique du Sud et non vers l’Europe (Brédeloup 2020).
Pour aller plus loin
Balleix C.. La politique migratoire de l’Union européenne. La documentation française, 2013.
Brédeloup S., « Les mobilités à l’intérieur du continent africain ou la face cachée des migrations africaines », in S. Sadouni & M. Gazibo (dir.), Migrations et gouvernance en Afrique et ailleurs, Presses de l’Université du Québec, 2020, p. 13-42.
Massey, D. S., « Immigration policy mismatches and counterproductive outcomes: unauthorized migration to the US in two eras », Comparative Migration Studies, 8.1, 2020, p. 1-27.
Zhang S. X., Sanchez G. E., Achilli L. (eds.), “Crimes of Solidarity in Mobility: Alternative Views on Migrant Smuggling”, The Annals of the American Academy of Political and Social Science, March 2018, vol. 676, p. 6-15.