La lutte contre les discriminations est entrée dans le droit et les politiques françaises au tournant des années 2000 sous l’impulsion de l’Union européenne, avec une citoyenneté commune pour horizon. Force est de constater que cette ambition est en recul, alors que progresse dans le débat public un discours identitaire, qui infuse les institutions et les politiques nationales et européennes.
Comme le montrent de grandes enquêtes, le sentiment de discrimination vécu augmente et il concerne beaucoup la population musulmane. Un nouveau récit sur une intégration prise en charge par l’ensemble de la société tarde à être réactivé, encore faudrait-il une réelle volonté politique.
On fait le point avec avec Christophe Bertossi, sociologue et politiste, directeur de l’Idem — L’Institut pour la démocratie (www.institut-democratie.eu).
Comment la question des discriminations est-elle présentée dans le débat public ?
Pour répondre à cette question, il faut considérer le temps qui s’est écoulé, les transformations du débat depuis 30 ans. Dans les années 1990, on a inventé la lutte contre les discriminations en France parce que l’Union européenne et le traité d’Amsterdam ont permis aux États-membres, dont la France, de faire de la lutte contre les discriminations une priorité politique dans le traitement de l’intégration des populations issues des des minorités. Et donc on a eu de nouvelles dispositions législatives, on a incorporé les directives européennes dans le droit national, on a créé de nouvelles institutions comme la Halde.
Très rapidement, à partir du début des années 2000, on est rentré dans une nouvelle phase du débat, où, là, on a dit tout autre chose. On a dit que la question de la République, la question des valeurs républicaines, n’était pas une question d’universalisme ou d’égalité mais que c’était une question d’identité, de valeurs. Et on a dit aux gens qui venaient sur le territoire — et c’étaient principalement les musulmans qui étaient principalement visés : « vous ne pouvez pas devenir des Français comme les autres parce que vos valeurs sont incompatibles avec nos valeurs« .
Or, ce privilège du natif a permis de justifier les discriminations en fonction de l’origine et de l’appartenance à une religion, à tel point qu’aujourd’hui le débat est saturé par l’idée que cette rupture d’égalité, cette discrimination à l’encontre des minorités musulmanes en France est tout à fait justifiée.
Quelle est la réalité des discriminations dans l’Union européenne ?
La réalité des discriminations, c’est que les discriminations existent. Ce qui est inquiétant, en revanche, c’est qu’on les voit augmenter. Il y a une augmentation du ressenti de discrimination de la part des minorités dans tous les pays de l’Union européenne, qui permet d’être mesuré par des enquêtes, comme les enquêtes Midi, par exemple, dont les enseignements sont multiples.
Premier enseignement: les questions de discrimination se jouent principalement sur le logement et l’accès au travail.
Deuxième enseignement: ce sont les motifs liés à l’origine, à l’appartenance à une religion et à la couleur de peau qui sont les principaux motifs discriminatoires aujourd’hui en Europe. Après, il peut y avoir des variations en fonction des pays, selon qu’ils ont accueilli une immigration maghrébine ou sub-saharienne, comme la Belgique, les Pays-Bas ou la France. Les populations visées par ces discriminations sont principalement les populations maghrébines et subsahariennes, les musulmans.
Et enfin, troisième enseignement: les secondes générations — donc les enfants des immigrés — ont à la fois un sentiment d’appartenance très fort, dont ils témoignent dans ces enquêtes, et, en même temps, ce sont eux qui ont le plus fort ressenti de discrimination vécu sur tous les secteurs que sont l’éducation, le logement ou la santé.
Où en sommes-nous aujourd’hui de la lutte contre les discriminations ?
Sans Union européenne, il n’y aurait pas de lutte contre les discriminations en France. En revanche, ce n’est pas parce qu’il y a des institutions ou un droit qui lutte contre les discriminations que les discriminations disparaissent. Il faut aussi une forte volonté politique pour faire de la discrimination une priorité.
On se rend compte, par ailleurs, qu’il y a une sous déclaration des situations de discrimination parce que les institutions en charge de la lutte contre les discriminations sont peu connues. En France, 64 % des personnes qui sont susceptibles d’être concernées par les discriminations ne connaissent pas le Défenseur des droits.
Et puis, enfin, il y a aussi une dimension politique et culturelle à ce décrochage. Lorsque l’on a inventé la lutte contre les discriminations, on avait un horizon commun en Europe qui était celui d’une nouvelle citoyenneté, une citoyenneté Européenne, qui allait permettre d’ouvrir les sociétés, de dépasser les nationalismes les plus obtus et d’inventer un nouveau rapport aux institutions. Ce projet d’une citoyenneté européenne a complètement disparu en 20 ans. Il n’est plus du tout porté par les États-membres. Surtout, la Commission européenne elle-même semble s’être convertie à cette évolution, à tel point que le portefeuille porté sur les questions de migration de liberté et de justice a été rebaptisé en 2019 « Migration et promotion du mode de vie européen« , ce qui signifie qu’on est passé d’un projet de vivre ensemble transnational à l’idée que l’Union européenne aurait une culture une identité qui serait différente du reste du monde.
Comment changer de regard ?
Pour changer, le regard il faudrait déjà dépasser la situation dans laquelle on se trouve et où la question de la migration, la question de la diversité, la question des minorités… sont devenues les objets les plus clivants des débats politiques et médiatiques partout dans les pays de l’Union européenne.
Il y a deux récits qui permettent d’appréhender la question des discriminations. Premier récit: il explique que c’est aux immigrés de s’intégrer. Il y a un deuxième récit qui dit que ce n’est pas aux immigrés de s’intégrer, que c’est à la société, dans son ensemble, de s’intégrer et que c’est à la société de donner les moyens de l’intégration par le travail, l’éducation et la mobilité sociale. Or, ce second récit a complètement fondu en 20 ans et, tant qu’on aura pas réussi à le réactiver, il sera très difficile de redonner ses lettres de noblesse à la lutte contre les discriminations.